Du haut de ses 53 ans, agrippée dans son enclos au milieu d'étales anarchiques dans une ruelle longeant des habitations denses d'un quartier populaire à Salé, et encerclée de sa marchandise qui ne lui laisse qu'une infime marge de manœuvre, elle parvient à servir machinalement, toute accueillante, une clientèle tantôt compatissante, tantôt suspicieuse.
Accoutrée d'une djellaba à la teinte effacée et d'un foulard serre-tête sombre à pois blancs attaché au chignon, les mains gantés, cette veuve native de Doukkala, qui a quitté les bancs de l'école au sortir du primaire, dans les années 70, faute d'un collège près de chez-elle, passe presque toute sa journée de travail pratiquement debout.
"C'est pénible et épuisant, mais je n'ai pas le choix !", confie à la MAP cette grande dame inspirante par son combat, ces sacrifices et son dévouement, à la veille de la célébration de la Journée internationale des droits de la femme.
"J'ai des enfants à charge et un loyer à payer. Nos dépenses dépassent de loin la recette et je suis dans l'obligation de travailler encore et encore dur", raconte cette mère de deux adolescents, aujourd'hui l'aîné diplômé de l'ISTA et la cadette bachelière.
"Avec mon époux, quoique patraque (coiffeur de son état), nous menions une vie paisible. Mais il a été rappelé à Dieu encore jeune, et du jour au lendemain je me suis retrouvée sans ressources, avec des petits enfants à charge et délaissée par mes plus proches. Une lourde responsabilité sur les épaules", se désole Khadija, larmoyante, expliquant avoir été ainsi contrainte de se "réfugier" avec ses gosses de 4 et 7 ans dans une chambre en colocation avec les voisins, dans des conditions "pour le moins lamentables".
Prenant son courage à deux mains, Khadija a tout essayé pour améliorer sa situation et asseoir son autonomie, passant entre autres par la couture traditionnelle et le quartier industriel à Salé, avant de se frayer un coin au milieu de marchants ambulants et "se spécialiser" dans la vente de persil, un métier qu'elle exerce depuis une vingtaine d'années.
Mais autant les enfants grandissent, leurs besoins aussi. Le seul et unique objectif de son "existence" se résumait alors à assurer la scolarité de ses enfants et une bonne éducation pour les prémunir contre les aléas de la vie.
Depuis, Khadija raconte qu'elle se réveille quotidiennement à l'aube pour aller s'approvisionner au marché de gros, avant de morceler sa marchandise en bottes pour les écouler en détail.
De la mélisse citronnée à la betterave, en passant par la menthe, l'absinthe, thym, sauge, pouliot, céleri, coriandre, laitue, citron, fenouil, poireau..., Khadija s'approvisionne aussi en produits bio fournis par des paysans et petits cultivateurs de la région, question de diversifier sa marchandise et booster ainsi ses revenus.
Au fil des mois et des années, elle a développé des compétences olfactives impressionnantes et ne manque souvent pas de bavarder avec ces clients autour des multiples plantes et herbes qu'elle leur propose et leurs nombreuses propriétés (apéritives, dépuratives, stomachiques, antiseptiques, antirhumatismales...).
"Bien des jours la balance comptable est négative : tous ces produits se consomment frais et si pas aussitôt vendus, ils s'abîment et deviennent incomestibles et c'est donc une perte pour moi", répond Khadija, contrariée, quand elle a été interrogée sur sa recette.
"Mais généralement je m'en sors bien et je suis contente de ce que je fais et de tout ce que j'endure pour pouvoir subvenir aux besoins de ma famille, dans la dignité", s'enorgueillit-elle, exhortant toutes les femmes, mais aussi et surtout les hommes, celles et ceux qui en ont la capacité, à ne compter que sur eux-mêmes, à bannir l'inertie et à privilégier l'action pour gagner dignement leur vie.
Sa journée se termine généralement à la tombée de la nuit, pour regagner son domicile "où d'autres tâches ménagères m'attendent...", soupire Khadija.
"Vendeuse de persil et fière de l'être. Je sue à longueur de journée pour préserver ma dignité et celle de mes enfants et je n'ai de compte à rendre à personne. Jamais de ma vie je n'accepterai de tendre la main ni tolérerai que ma dignité soit bafouée", assène-t-elle d'un doigt péremptoire, toute confiante.
Une fois par semaine, généralement le vendredi, c'est son jour de repos hebdomadaire. Couscous, famille et hammam sont au programme, l'occasion pour Khadija de se remettre en forme et revitaliser la fibre sensible qui sommeille en elle.
Son rêve ultime : effectuer la Omra et voir ses enfants décrocher un job pour pouvoir jouir d'une vie meilleure.