Le belgo-marocain Amid Faljaoui, éditorialiste, chroniqueur de la RTBF et la LN24 et rédacteur en chef du magazine économique «Trends-Tendances» livre sa lecture de cette crise en six questions à la MAP.
Au moment où une bonne partie de la planète vit dans le confinement, vous semblez tenir un discours optimiste qui tranche avec la morosité ambiante ?
En tant qu’observateur de la vie économique, mon rôle est simple, il va consister à dire que si la situation est extrêmement difficile, elle n'est pas non plus désespérée. Et la première chose à faire, c'est de consommer les informations avec modération et uniquement à intervalles réguliers.
Est-ce vraiment nécessaire d'être branché en permanence sur des nouvelles dont la plupart sont anxiogènes ? J'ai des doutes pour notre moral. Pour le reste, il faut aussi faire confiance aux autorités nationales et internationales.
La banque centrale européenne a pris une décision très forte cette semaine : elle s'engage à débloquer 750 milliards d'euros pour racheter des dettes publiques et des dettes privées. C'est une manière forte de soulager les banques européennes et de les inciter à continuer à prêter, demain, aux ménages et aux entreprises. Le plan de la BCE est même plus important que le plan décidé par Donald Trump cette semaine.
Autre bonne nouvelle : les gendarmes financiers belges, français, italiens et espagnols ont décidé d'interdire ou de limiter les ventes à découvert ; autrement dit, ils interdisent la spéculation à la baisse, notamment pour protéger les actions bancaires, qui étaient dans le collimateur de ces spéculateurs. Là aussi, c'est une bonne chose. Voilà qui va soulager les dirigeants bancaires d'une pression inutile.
Comme le font remarquer pas mal de spécialistes, il faut essayer de voir le verre à moitié plein. D'abord ce coronavirus nous prépare à d'autres pandémies, c'est une sorte d'exercice de répétition, dont on se serait tous bien passé mais qui, au moins, aura le mérite de nous préparer à d'autres pandémies jugées comme inéluctables par les experts. Ensuite, c'est clair, cette crise nous aura rappelé collectivement l'importance de l'hygiène, qui avait parfois été oubliée. Ensuite, même si le président Macron a utilisé le terme de "guerre" à plusieurs reprises, je préfère pour ma part le ton posé d'une Sophie Wilmès, la Première ministre belge, qui a pris le ton rassurant d'une maman plutôt que d'un chef de guerre. Pourquoi ? Parce la guerre, c'est autre chose, les usines sont détruites, les infrastructures sont pulvérisées, les frigos sont vides et la population ne regarde pas Netflix mais se terre dans les caves. Ici, il s'agit d'un événement grave bien entendu, mais qui s'apparente plus à une grève forcée avec arrêt de la production et de la consommation. Mais il y aura un rebond ensuite, car aucune usine ou entreprise n'a été détruite - physiquement j'entends. Bien entendu, je n'oublie pas les difficultés financières de certains secteurs comme la restauration, le tourisme, les transports et j’en passe. Je ne fais que relativiser et non pas amoindrir les peines des uns et des autres.
Par ailleurs, cette crise a remis en avant l'importance du système hospitalier qui est notoirement sous-financé. Quant à la méfiance du public sur les vaccins et à l'égard de la médecine traditionnelle, méfiance qui avait beaucoup grandi ces dernières années, elle est en train de s'effacer à la vitesse de l'éclair grâce ou à cause de cette crise. C’est aussi une excellente nouvelle.
Ce qui est étonnant dans cette guerre contre l'épidémie, c'est de voir que des pays comme la Grande-Bretagne et les Pays-Bas n'ont pas pris des mesures aussi drastiques que celles prises qu’en Belgique ou en France, en Italie, en Espagne ou en Chine. Pourquoi ce divorce ?
La réponse à cette interrogation légitime est quasiment idéologique. Il faut savoir que deux doctrines s'affrontent selon les conseillers médicaux que l'on consulte. Boris Johnson joue, par exemple, la carte de l'immunité collective. En clair, suivant ses conseillers, il demande à ses concitoyens de se laver régulièrement les mains et s'ils ont de la fièvre, il leur demande de rester chez eux, hormis les cas les plus graves. Autrement dit, c'est une manière de laisser l'épidémie se répandre au sein de la population. Ses conseillers pensent qu'une fois qu'elle aura infecté plus de la moitié de la population, cette épidémie s'éteindra d'elle-même car, entre-temps, la population aura développé ses propres anticorps. Il y aura des morts certes, mais l'économie ne sera pas à l'arrêt et le pays ne sera pas endetté jusqu'au cou. C'est en résumé la thèse de l'immunité collective.
Cette thèse s'oppose clairement à l'autre stratégie, celle de confinement, suivie par la Belgique et quasi tous les autres pays et qui consiste à mettre à l'arrêt l'économie pour confiner l'épidémie. Bien entendu, le coût social et économique de cette deuxième option est nettement plus lourd et se fera sentir pendant des années. Mais aujourd'hui, on peut dire que cette deuxième option a gagné par KO debout contre la première. Pourquoi ? Boris Johnson a changé d'avis depuis quelques jours, lorsqu'il a reçu sur son bureau le rapport de l'Imperial College qui indique qu'avec le doublement actuel des cas tous les 5 jours, la Grande-Bretagne risque de se retrouver avec 260.000 morts à la clé. Sans compter que les services d'urgence seraient débordés sauf s'il multiplie par 8 leurs capacités, ce qui est impossible. Oui, c'est en découvrant ces chiffres qu'il a décidé de prendre des mesures plus strictes.
Ce qui est intéressant de noter aussi c'est que ce rapport de l'Imperial College indique bien qu'il ne faudra pas relâcher trop vite le confinement sinon l'épidémie risque de reprendre... Ce que préconisent les experts, c'est de l'appliquer de manière épisodique : le relâcher si la pression économique et sociale est trop forte et le reprendre si les cas augmentent en flèche. Bref, il faudrait garder ce confinement flexible pendant 5 mois ou attendre qu'on ait trouvé un vaccin, ce qui pourrait prendre un an minimum.
La situation actuelle est inédite : à quoi peut-on se rattacher dans l’histoire pour prendre les bonnes décisions et éviter la panique de la population ?
Les lecteurs férus d'histoire se souviendront de l'ancien président des Etats-Unis, Franklin Delano Roosevelt, alors que son pays est en pleine dépression - et croyez-moi, la dépression des années 30 c'est encore pire que la crise que nous vivons même si c'était uniquement une crise économique - a prononcé le plus beau speech de la politique américaine le 4 mars 1933, et je vous en livre la partie la plus connue, je cite : "permettez-moi d'affirmer ma firme conviction que la seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même".
Cette phrase est devenue historique. Elle est plus que jamais d'actualité car la peur peut se propager encore plus vite que le virus lui-même et aujourd'hui nous savons déjà qu'il y aura sans doute plus de PME en faillite que de morts physiques.
En disant qu'il fallait craindre la peur, le président Roosevelt ne cherchait pas à diminuer l'amplitude de la crise ou les défis à relever, il n'a pas cherché à nier la gravité de la situation, non, il a simplement dit une vérité : on s'en sortira à condition d'être tous solidaires.
Et il sait de quoi il parle, Franklin Roosevelt était un modèle de force de caractère, il avait survécu à la polio et malgré le fait qu'il était cloué sur une chaise roulante, il a réussi à être président des Etats-Unis. La peur, il sait donc ce que c'est.
Et puis, il faut se concentrer sur les aspects positifs de cette crise. Après celle-ci, nous en sortirons grandis. Nos dirigeants économiques et politiques ont par exemple compris que l’Europe dépendait trop de la Chine pour ses voitures ou ses médicaments.
C'est clair, on va assister à une relocalisation de nos usines ou à une diversification dans d’autres pays comme le Maroc pour le secteur automobile. Ce discours était inaudible avant le Coronavirus, c'est une évidence aujourd'hui. De même, le discours sur l'avenir de notre planète n'était pas entendu par un Donald Trump par exemple.
Aujourd'hui, c'est triste à dire, mais cette "vengeance de la nature" aura plus fait que les discours de Greta Thunberg, et tant mieux car cela nous permettra d'aller vers une société plus durable.
Et c'est vrai, tout ce dont je vous parle à l'instant, vous le retrouverez bientôt dans le discours politique qui sera totalement transformé par cette crise. Mais ce nouveau monde ne verra le jour que lorsque "la fièvre sera retombée", du moins je l'espère.
Mais en attendant il faudra rassurer la population et ce n’est pas une mince affaire ?
En ces temps d'épidémie, je ne résiste pas au plaisir de vous soumettre un conte issu de la tradition soufie et relatif à la rencontre entre Nasruddin Hodja (notre JOHA à nous) et la... Peste.
"La Peste était en route pour Bagdad quand il a rencontré Nasruddin. Où vas-tu ?, demanda Nasruddin. La Peste répondit : A Bagdad pour tuer dix mille personnes. Plus tard, la Pesta croisa de nouveau Nasruddin. Très en colère, ce dernier lui dit : Tu m'as menti. Tu as dit que tu tuerais dix mille personnes et tu en as tué cent mille. Et la Peste répondit : Je n'ai pas menti, j'en ai tué dix mille. Les autres sont mortes de peur". A vrai dire, je n'ai pas besoin de remonter la machine du temps et d'aller au Moyen-Orient pour montrer à quel point le mental humain n'a pas changé et peut parfois accélérer involontairement sa propre perte.
Le sociologue français Gérald Bronner a rappelé à mes confrères du Point que lorsque la peste fut entrée à Rome en 589 et qu'elle emporta le pape Pélage II, son successeur, Grégoire, prit l'initiative d'organiser des processions. Décision catastrophique s'il en est, car elle a bien entendu accéléré la diffusion d'une maladie qui se nourrit des interactions humaines, exactement comme le Covid-19.
Sauf qu'à l'époque, ils avaient au moins l'excuse d'être ignorants et de ne pas être abreuvés d'informations 24H sur 24H et 7 jours sur 7. Mais justement, hormis ce cas malheureux (à oublier au plus vite), le danger aujourd'hui, c'est "l'infodémie" comme la nomme l'OMS (organisation mondiale de la santé). Autrement dit, un besoin urgent de repères qui conduit nos concitoyens à une surinformation sur l'épidémie du coronavirus. Le "hic", c'est que la peur est un très bon produit sur le marché de l'information. Il scotche le téléspectateur aussi sûrement que les phares d'une voiture un lapin. Le deuxième "hic", c'est que nous ne sommes pas outillés psychologiquement pour encaisser un tel déluge d'information. Motif ? L'universitaire Gérald Bronner en a fait la remarque au micro de France Culture, nous faisons difficilement le distinguo entre les conséquences directes et indirectes d'un événement négatif comme le coronavirus.
Vous voulez dire que nous risquons d'agir en dépit du bon sens ?
Exactement. Lorsque les deux avions se sont encastrés dans les tours jumelles de New York, la plupart des citoyens ont évité de prendre l'avion après le 11 septembre 2001. Mais les statisticiens ont constaté ensuite une hausse du nombre de morts par rapport à la moyenne habituelle. Par prudence, nous avons collectivement opté pour la voiture qui est statistiquement plus dangereuse que l'avion. Bref, le résultat a été le contraire à celui escompté.
Faut-il pour autant critiquer cette peur qui assaille la plupart de nos concitoyens ?
Non, d'abord, parce que ce serait déplacé et trop facile. Ensuite, parce qu'elle est le résultat d'une peur ancestrale. Durant des millénaires, au moindre danger, nous devions courir aux abris pour nous protéger d'un éventuel prédateur. Les "peureux" de l'époque ont eu statistiquement plus de chance de survivre que les téméraires. En d'autres mots, la surestimation du danger fait partie intégrante de notre héritage ancestral. Et comme le dit joliment Gérald Bronner, si nous sommes encore là sur cette planète, c'est que nous sommes probablement les descendants de ces.... peureux.
Pour ma part, j'essaie de vivre cette période en restant "alerte mais pas alarmé" et en gardant à l'esprit cette phrase du philosophe persan Rûmi : "L'art de la connaissance, c'est de savoir ce qui doit être ignoré".