Comme sur un ring de boxe, le son de cloche pour le début des hostilités a été donné par le président lui-même, M. Alberto Fernandez, à l’ouverture de l’année législative, lundi 1er mars courant.
Du haut du perchoir, le Chef de l’Etat aurait pris (presque) tout le monde de court en annonçant la mise en place d’une commission parlementaire pour enquêter sur le travail des magistrats.
Pour arriver à cette conclusion, M. Fernadez n’est pas allé par quatre chemins.
« Le pouvoir judiciaire de la Nation est en crise », avait tranché de prime à bord le Chef de l’Etat devant les députés, avant de renchérir que c’est « le seul pouvoir qui semble vivre en marge de la démocratie »
M. Fernandez a notamment mis en cause « les privilèges » dont jouissent les magistrats, notamment ceux de la Cour suprême qui ont dépassé l’âge légal de départ à la retraite fixé par la Constitution à 75 ans. Le Chef de l’Etat leur a aussi reproché de ne jamais faire de déclaration de patrimoine, d’avoir un esprit de corps qui permet de protéger ses membres contre toute poursuite ou encore de connivence présumée avec son prédécesseur Mauricio Macri (2015-2019).
L’exécutif semble être bien décidé de « dépolitiser » le pouvoir judiciaire à travers une série de mesures. La plus visible est la réforme judiciaire débattue par le Sénat. Mais pas seulement.
Il s’agit notamment de réformes qui permettront aux citoyens de recourir et d’exiger que le Tribunal suprême réponde à leurs plaintes, d’introduire des changements dans le Conseil de la magistrature et d’optimiser le processus de sélection et de formation des juges, et la désignation du président du ministère public.
Aux yeux du chef de l’exécutif, l’objectif de toutes ces mesures, consiste à «dépolitiser ce secteur, pour que les magistrats les plus compétents parviennent à occuper leurs fonctions sans conditions, sans faveurs à offrir en retour et sans qu’ils soient contaminés par des pouvoirs corporatifs ou politiques"
Dans sa démarche de confrontation avec le pouvoir judiciaire, M. Fernandez bénéficie d’un soutien de taille. Celui de sa vice-présidente et non moins ancienne présidente (2007-2015), Cristina Kirshner. Fernandez était le Chef de Cabinet de son défunt mari le président Nestor Kirchner (2003-2007).
Toutefois, la réaction de l’opposition ne s’est pas faite attendre. Elle a immédiatement épinglé cette annonce présidentielle solennelle, estimant que le Chef de l’Etat fait peu de cas du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs, en chargeant un pouvoir, le législatif en l’occurrence, d’enquêter sur le travail d’un autre pouvoir distinct (le judiciaire).
Dans la presse proche de l’opposition, les qualificatifs contre « l’offensive judiciaire » de l’exécutif rivalisent en ténacité et en zèle.
Le quotidien La Nacion estime que le président vient d’ouvrir la « boîte de pandore », en invitant le Congrès à « assumer son rôle de contrôle croisé » sur les juges pour que, selon lui, les parlementaires « puissent voir ce qui est en train de se passer au sein du pouvoir judiciaire de notre république ».
Le journal prévient que « la mystérieuse commission parlementaire » d’enquête sur la justice pourrait avoir « des conséquences catastrophiques sur le système institutionnel et sur le principe de séparation des pouvoirs ».
La Nacion a souligné la coïncidence dans le temps entre cette sortie du président contre le pouvoir judiciaire et la comparution, la même semaine, de la vice-présidente devant la Cour de cassation dans une affaire de corruption
A ce sujet, le grand quotidien argentin Clarin a épinglé la « diatribe » lancée par Cristina Kirshner contre les magistrats du tribunal de cassation lors de son audition dans le cadre du procès dit de « la vente du dollar futur ».
La vice-présidente a plaidé, dans sa première déclaration devant le tribunal, pour que le procès soit annulé, sans cacher son mécontentement contre le système judiciaire de son pays, le qualifiant de « pourri et pervers », relève Clarin.
Cristina Kirshner a accusé le pouvoir judiciaire d’être responsable des problèmes financiers dans lesquels se débat le pays et d’être impliqué dans la crise de la dette contractée par l’ex-président Mauricio Macri, allant jusqu'à les accuser d’avoir favorisé l’accession de ce dernier à la magistrature suprême de son pays en 2015.
L’affaire de la « vente du dollar futur » a commencé la même année suite à une plainte pour fraude contre de hauts fonctionnaires argentins, sous l’ère Cristina Kirchner, qui auraient été impliqués dans une vente sur le marché à terme du dollar US, en violation de la réglementation en vigueur, et en deçà du cours de change légal.
Lors de la même audition (à distance) par la Cour de Cassation, Mme Kirchner a fait montre, selon La Nacion, d’une « démonstration phénoménale de pouvoir » face à ses juges
« Écouter (la déclaration de) Cristina Kirshner (devant la Cour) permet de comprendre l’offensive du président argentin Alberto Fernandez contre le pouvoir judiciaire, ce que le journal qualifie d’opération de « démantèlement du pouvoir judiciaire ».
« D'accusée à accusatrice. (Cristina Kirshner) a affronté les juges qui doivent décider de son sort en les accusant d'être complices dans la décadence argentine, leur a reprochés leurs liens avec (l’ex-président) Mauricio Macri (…) et a avancé l’idée que le pouvoir judiciaire se trouve à la marge du système républicain », écrit La Nacion dans un éditorial.
Selon l’ancienne ministre de la sécurité sous Macri, Mme Patricia Bullrich, La vice-présidente « menace ouvertement les magistrats. Ses déclarations devant les caméras ont mis en évidence son désespoir. Les juges doivent agir avec conviction et ne doivent pas accepter d’être soumis à une pression politique. Nous allons défendre l’indépendance du pouvoir judiciaire », écrit-elle dans un tweet incendiaire.
Alors que le pouvoir judiciaire reste stoïque et garde, jusqu’à présent, le silence face à l’offensive du gouvernement, d’aucuns estiment que cette partie à trois bandes ressemblerait à un règlement de compte entre la majorité et l’opposition, avec un corps de la magistrature balloté.